Highlands

Jérôme Magnier-Moreno

Gallimard, coll. « Le Sentiment géographique »

 

« Un beau livre qui mêle écriture de soi et peinture »

 

C’est un très bel objet que propose Jérôme Magnier-Moreno qui associe ses talents d’écrivain et de peintre, connu sous le pseudonyme de Rorcha, dans ce récit d’une fuite en Écosse à la suite d’une grave crise conjugale qui pourrait remettre toute sa vie en cause. L’aventure a eu lieu en mai 2013, et elle est présentée sous forme de journal, précédé de deux très belles cartes en noir et blanc réalisées à la main, et déclinée en différents chapitres aux titres très poétiques qui évoquent des couleurs (Rouge et or") , « Vert paradis », « Incroyablement mauve »…). Le premier, « Bleu pétrole », est situé et daté, « Londres, Euston Station, vendredi 24 mai 2013 » ; même l’horaire est précisé, « 21 heures », et le premier paragraphe donne le ton : « Sans m’arrêter de marcher sur le quai du Caledonian Sleeper, le train bleu pétrole qui m’emportera cette nuit vers le nord de l’Écosse, je fouille la poche arrière de mon jean et constate avec un léger affolement qu’il ne me reste plus qu’un seul et dernier Xanax. Je le manipule donc aussi précautionneusement que si c’était un œuf Fabergé, ce précieux comprimé ovoïde, puis le porte à mes lèvres et l’avale sans eau, de l’expert et affreux mouvement de déglutition du héron happant tout rond un poissonnet. » Loin de Paris et de « l’Himalaya d’emmerdes » qu’il y a laissé, il s’apprête à partir à la recherche du « lac sans nom » au bord duquel il a connu les plus belles journées de son enfance, lors des deux étés successifs où il a passé des vacances dans les Highlands, avec ses parents et son frère. C’est l’occasion pour lui de repenser à de beaux et trop rares moments de complicité avec son père, grâce à la pêche, et d’évoquer, avec beaucoup de pudeur et de beauté, la mort de sa mère, emportée par un cancer. Père à son tour, il ne peut échapper à la culpabilité d’avoir déserté son foyer pour cette quête improbable de son enfance disparue. Le voilà en fuite, « maudit et glorieux sur les chemins du monde ». Fils et père, il semble perdre tous ses repères, n’être plus ni l’un ni l’autre, dans une rupture brutale avec son quotidien, entre atelier et appartement : « Il a dû être surpris, mon petit bonhomme, devant ma disparition imprévue. Ça ne me ressemble pas de quitter ainsi le foyer, moi le papa-poule si casanier. Je me demande quelle histoire a pu lui raconter ma femme. Mais si adroitement qu’elle ait menti – ce qu’elle fait trop bien en ce moment –, je suis sûr que Thomas a flairé l’embrouille. »
Tout prend une dimension romanesque dans ce récit, et d’abord le voyage lui-même, en train de nuit, avec ses rencontres, ses insomnies, ses flux de conscience qui assiègent le héros en quête de lui-même, se présentant le plus souvent sous les traits d’un anti-héros, bien fatigué, dans cette aventure d’être soi. Il a l’art de jouer avec les clichés sentimentaux (l’aventure d’une nuit avec une belle rousse, dans le chapitre « Ginger ») ou territoriaux, si l’on peut dire, quand il évoque le whisky dont il aura finalement besoin pour dormir, si peu… Il joue aussi avec les attentes du lecteur, dans ce texte sans modèles assumés, qui semble inventer sa propre poétique à mesure qu’il avance. On laissera au lecteur le soin d’aller voir si le narrateur retrouve finalement le lac sans nom, « taxidermie de [s]on enfance », et ce qui s’ensuit. Le plaisir est immense en tout cas, de l’accompagner dans des paysages de tourbes et de landes, qu’il sait décrire de façon précise, poétique et suggestive : une véritable géographie, cette écriture de la terre dans toutes ses variations et ses paysages.
L’ensemble est ponctué de reproductions de tableaux superbes, qui n’ont pas une vocation platement illustrative, mais qui semblent prolonger l’expérience de découverte d’un territoire et de ce qu’il nous dévoile de nous-mêmes. Il faut citer ici la très belle préface de Grégoire Bouillier, qui commença par la peinture, avant de devenir l’auteur singulier d’une œuvre elle aussi sans modèles autres que sa propre liberté et sa prodigieuse créativité : « À première vue, les bleus sont choquants, les bruns trop fauves ; mais c’est qu’ils sont imaginaires : ils appartiennent à la peinture et à elle seule. Comme les mots, les couleurs glissent au couteau les unes sur les autres, créant de nouvelles textures émotives, des unions au sens érotique du terme. Au sens où la liberté des uns (couleurs, mots) traverse la liberté des autres sans jamais s’y fondre ou s’y diluer, fusionner ou abdiquer. »
Ce livre exigeant et poétique, récit d’une quête géographique et intérieure, invite son lecteur à partir lui aussi à la recherche de ses chemins perdus.

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Cette chronique est parue dans le numéro 53